À armes égales

Le 8 mars 2022

Problématique d’actualité qu’on est en droit de soulever en cette journée du 8 mars : du rôle et de l’apport de la gent féminine dans le domaine du polar. Vaste question. D’autant plus ardue à poser au regard d'un univers sur lequel pèsent des présupposés, clichés, lieux communs et autres vulgarités selon lesquels ce genre, plus que tout autre, serait ultra masculin tendance machiste. Pas tout à fait faux. Mais pas complètement vrai non plus. 

Longtemps, le polar a été une affaire d’hommes, les femmes occupant des rôles secondaires, périphériques, voire inexistants. Filles de joie ou pipelettes, victimes les plus souvent. En alternative, la femme fatale née du genre noir jouait de la fascination érotique et des passions qu’elle faisait naître pour mener sa barque et accessoirement le héros à sa perte. C’est donc comme figure éminemment maléfique que la femme s’est invitée dans cet univers marqué par le scandale, l’excès et l’outrance de ses représentations. Il aura fallu le nouveau millénaire, et l’explosion des séries notamment, pour voir le genre s'emparer des mutations de la société et tailler en nombre des héroïnes fortes, puissantes, complexes.

Comme on n’est jamais mieux servi que par soi-même, cette newsletter #17 exceptionnellement envoyée un mardi pour l'occasion, est consacrée aux femmes qui parlent de femmes. Aux voix féminines qui ont engendré des Reines du crime dignes de ce nom. De celles qui ont pris des coups et savent les rendre. Des femmes de caractère, émancipées, névrosées, parfois violentes, le plus souvent attachantes, qui dévoilent, par leur seule présence et particularités, des rapports sociaux de sexe en ligne avec une certaine réalité. C'est peu dire qu'elles n'ont plus rien à voir avec la Miss Marple d'Agatha Christie. Avec leurs excès et leurs failles, elles se rapprochent davantage des antihéros masculins qui doivent désormais partager plus équitablement les plates-bandes viriles du polar. Ce n'est que justice.

Belle journée, et rendez-vous dans une quinzaine.

Laetitia

Female gaze

Réjouissons-nous de la place croissante qu’occupent les romancières dans le polar, créatrices d’héroïnes qui sont le reflet de leurs propres interrogations. Des autrices qui bousculent l’air du temps à coup de récits engagés. Micro-tour d’Europe pour nous en convaincre. 

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Un matin de septembre à Hambourg, il fait encore chaud. La procureure Chastity Riley est appelée sur une étrange scène sans cadavre. L’intrigue est secondaire dans ce court polar lyrique et sensible. L’important est ailleurs. Dans les lieux interlopes de Hambourg. Dans le style lapidaire et émouvant de l'autrice. Dans le personnage hautement attachant de Chastity. L’un des plus beaux personnages qu’on ait croisé dans le roman noir dernièrement, de ceux qui défient le temps à force de complexité et d’humanité. Une voix toute de tendresse et de rage mêlées que l’on entend encore une fois le livre refermé. Vivement le prochain.

Béton rouge (Beton rouge, 2017) de Simone Buchholz. Traduit de l’allemand par Claudine Layre. L’Atalante/Fusion (2022)

Préquel de la Trilogie du Baztàn qui a fait la renommée de l’autrice basque espagnole, La Face Nord du Cœur retrouve son héroïne récurrente Amaia Salazar, ici toute jeune sous-inspectrice détachée de la Police de Navarre auprès du FBI, embringuée à la poursuite d’un tueur en série qui l’amènera jusqu’à la Nouvelle-Orléans, au moment du passage meurtrier de l’ouragan Katrina, à la fin de l’été 2005. Un roman atmosphérique sombre et inquiétant d’une grande force romanesque, où alternent réalisme de scènes apocalyptiques, rituels vaudous, chasse aux sorcières et souvenirs terrifiants d’une enfance maltraitée. Où Amaia, une survivante devenue guerrière, est guidée par une intuition et une perspicacité hors normes, nées de cet enfer qu’elle a traversé et qui lui a fait don de cette capacité à flairer la présence mal, où qu’il se trouve. Un personnage d’une grande profondeur qui est l’un des atouts maître de cette série.

La face Nord du Cœur (La cara norte del Corazón, 2021) de Dolores Redondo. Traduit de l’espagnol par Anne Plantagenet. Série Noire.

 

Patience Portefeux, 53 ans, deux filles, un chien, un fiancé flic et une vieille mère en EHPAD. Patience trime. Patience est traductrice de l’arabe pour le ministère de la Justice, payée au black, un comble. Un jour, Patience franchit la ligne jaune pour devenir La Daronne… Hannelore Cayre est l’autrice inspirée de ce petit bijou d’humour féroce et d’humanité qui narre les aventures savoureuses et politiquement incorrectes d’une rebelle quinqua qui n’a peur de rien et plus rien à perdre en devenant baronne de la drogue. Un court roman au mauvais esprit communicatif jouant joliment, par son originalité, sa fantaisie, son ton décalé, avec les codes du polar. Cette autrice, avocate pénaliste à Paris, nous donne un aperçu peu amène et pourtant nourri de réalisme, du quotidien de la Justice.

La Daronne (2017) d’Hannelore Cayre. Points Policier

Soutien de famille

Winter’s Bone est un western crépusculaire, féminin et sensible. Le portrait subtil et effrayant des hillbillies, une communauté en marge, oubliée, qui survit entre violence et liens du sang plus ou moins distendus. Où Ree Dolly, 17 ans, veille seule sur sa famille, dans la région inhospitalière des Ozarks. À la recherche de son père disparu, récemment sorti de prison, elle se heurte à une loi du silence angoissante et impénétrable.

Debra Granik filme avec un réalisme non dénué de magie, ce récit initiatique où une ado taciturne devient femme responsable par la grâce d’une obstination portée par l’amour ses siens. Ce personnage féminin est incarné avec une force stupéfiante par la toute jeune Jennifer Lawrence, véritable colonne vertébrale de ce très beau film de terreur sourde. Un film qui donne aux femmes, comme rarement, cette place, cette liberté. 

Winter’s Bone (2011), film américain de Debra Granik. D’après l’œuvre de Daniel Woodrell (Un Hiver de Glace, Rivages/Noir). 1h40. Avec Jennifer Lawrence, John Hawkes, Lauren Sweetser, Dale Dickey.

Femmes au bord de la crise de nerfs

Sharp objects est un polar dérangeant filmé caméra à l’épaule dans les lumières crépusculaires du Sud profond. Une minisérie où Camille, journaliste névrosée, abîmée par des expériences d’enfance traumatisantes, retourne dans sa ville natale pour enquêter sur le meurtre d’une ado et la disparition d’une autre. On ne se marre pas des masses (j'en conviens), mais c’est du très bel ouvrage où l’on croise nombre de femmes fortes et résilientes, que l’on suit dans leur quotidien d’une apparente normalité. Amy Adams est renversante dans ce rôle de femme brisée par la vie, par sa ville, par son passé. Inlassablement poursuivie par ses démons. L’enquête ne revêt que peu d’importance tant Camille happe toute notre attention. Elle et son passé tumultueux, gravé dans sa chair. Toute la série est ainsi filmée de son point de vue de femme scarifiée, perdue dans son propre labyrinthe intérieur. Un personnage à la fois dur et beau à regarder. Une expérience sensorielle rehaussée encore une bande-son soul et blues exceptionnelle.

Sharp Objects (2018, 1 saison, 8x50 min), minisérie américaine de Marti Noxon d’après le best-seller Sur ma peau de Gillian Flynn. Réalisée par Jean-Marc Vallée. Avec Amy Adams Patricia Clarckson, Chris Messina, Eliza Scanlen, Matt Craven. Interdit -12 ans.

La maison de la rue en pente est une minisérie extrêmement bien ficelée et réalisée, plus complexe qu’il n’y parait. Sélectionnée comme jurée dans le cadre d’un procès pour infanticide, Risako, elle-même jeune maman, voit son existence bouleversée au contact de l’accusée. Au croisement du film d'assises, du thriller et du drame, la série offre la fascinante autopsie d’une société nippone inégalitaire et sexiste, exerçant une pression insoutenable sur les femmes en général et les mères en particulier. Où le titre, poétique, évoque cette lente et difficile ascension des femmes dans la société japonaise où plus elles avancent dans leur vie de femme, d’épouse, de mère, plus tout devient difficile. Voire intenable. Jusqu’à la rupture. Une vraie belle découverte (merci Karine !).

La Maison de la rue en pente, (Saka no Tochuu no Ie, 2019, 1 saison, 6 x 50 mn). Minisérie japonaise créée par Eriko Shinozaki d’après le roman de Mitsuyo Kakuta. Réalisée par Yukihiro Morigaki. Avec Avec Kô Shibasaki, Seiichi Tanabe, Atsuko Takahata. 

Portrait de femme amoureuse

Emma Wrong est un thriller d’espionnage sis en pleine période de Guerre Froide, dont le scénario retors ravira les amateurs de Cluedo géant et autres férus de faux-semblants, fausses pistes et coups de théâtre. Janvier 1951, dans un luxueux hôtel en plein désert du Nevada. Une poignée de personnages hétéroclites y attend l’essai nucléaire de l’armée américaine. Parmi eux se trouve la belle et mystérieuse Emma, femme obstinée et très amoureuse, à la recherche de Michael.

Le somptueux graphisme à la patine fifties, où se juxtaposent uniquement trois teintes rouge-jaune-bleu, est l’œuvre d’une jeune artiste à suivre, Laura Guglielmo, dont le dessin stylisé est d’une incroyable expressivité. Cet album one-shot qui offre une partition classique dans son dessin mais remarquable dans sa maîtrise de la couleur, attire l’œil au premier regard. Chaudement recommandé dès 12 ans.

Emma Wrong (2019). Une bd de Laura Guglielmo (dessin) et Lorenzo Palloni (scénario). Traduit de l’italien par Aurélie Breuil. Éditions. Akileos.

Ciné-club en famille :
Les reines du crime

Dans Les Faussaires de Manhattan, la réalisatrice et actrice américaine Marielle Heller offre à la comique Melissa Mc McCarthy un rôle magnifique, à contre-emploi de ses comédies potaches. Nommée aux oscars, elle est épatante dans la peau de l’irascible Lee Israel, biographe ayant rencontré un joli succès de librairie 10 ans auparavant, et qui titube d’échec en échec quand démarre le film. Son éditrice l'a lâchée et Lee, la cinquantaine bien tassée, doit trouver un autre moyen de subsistance. Avec l’aide de son ami Jack, irrésistible dilettante, magnifique looser et complice facétieux (génial Richard E. Grant), elle met au point une embrouille littéraire apparemment imparable. Quoique… Un thriller d’arnaque, intelligent et original, inspiré d’une histoire vraie. Un pur délice d’empathie et de lucidité, d’humour et de mélancolie. Dès 10 ans.

Les Faussaires de Manhattan (Can you ever forgive me?, 2018). Film américain de Marielle Heller. 1h42. Avec Melissa McCarthy, Richard E. Grant, Jane Curtin, Dolly Wells.

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