Les deux font la paire

Le 18 février 2022

Claudel & Rodin. Sand & de Musset. Dietrich & Gabin. Les Delaunay. Rimbaud & Verlaine. Picasso & Dora Maar. Pierre & Gilles. Taylor & Burton… Des individualités qui s'envisagent à deux. À la vie comme à la scène. Des couples d’artistes, indissociables, aux influences réciproques, pour un jour ou une vie. Fusionnels, conflictuels, tumultueux souvent, à l’origine d’émulations créatives où des egos parfois surdimensionnés peuvent se mêler à l’angoisse de la création. Des associations artistiques à géométrie variable, motivantes ou inhibantes, de pygmalion à muse, de mentor à disciple, de maître à élève, d'égal(e) à égal(e)…. Des voies tracées en duo, en parallèle ou de manière divergente, en se nourrissant l’un(e) de l’autre. Quel que soient leurs profils, de tels couples ne sont en tout cas jamais banals.

De coups de foudre en coups de grisou, les duos d’artistes n’échappent pas à l’univers du polar qui connaît son contingent de couples de légende que nous évoquerons dans cette newsletter #16 dédiée à ces relations artistiques, entre amour, fusion et rivalités créatrices, qui nous offrent encore et toujours des oeuvres parmi les plus belles du genre. Grâce à ce je ne sais quoi qui fait la différence. 

Laetitia

PS : Bonnes vacances pour les veinard.e.s qui font un break hivernal (j’en suis). Je vous donne rendez-vous le 4 mars pour la reprise des hostilités. Avec un nouveau thème, d'actualité.

L'œuvre d'une vie

Un couple aux noms imprononçables, Wahlöö et Sjöwall (« Cheuval et Va-leu ») a joué un rôle clé dans l’évolution du roman policier en s’affranchissant des récits d’énigme à l’anglaise, pour ouvrir la voie au polar scandinave, social et politique, qui fera florès. Un couple forgé autour d’un projet d’écriture mené sur 10 années (1965/1975) en 10 titres formant un tout qui fait date : « Le roman d’un crime ». Dans Roseanna, 1er volet de leur fructueuse collaboration, nous sommes en Suède en 1965. Le corps d’une jeune femme est retrouvé dans un canal. Martin Beck, de la police criminelle de Stockholm, héros récurrent de la saga, mène l’enquête. Un roman noir empreint de réalisme social qui a signé l’acte de naissance du polar nordique. Où les policiers sont présentés dans la banalité de leur quotidien, loin des fulgurances intuitives d'un Sherlock. Suivant un rythme lent, méticuleux, précis, les enquêtes de Beck et son équipe sont absolument passionnantes et nous racontent au passage l’envers du décor de la social-démocratie à la scandinave. Un retour aux sources passionnant et salutaire.

Roseanna (1965) de Maj Sjöwall et Per Wahlöö. Rivages / Noir (2016). Traduit par Michel Deutsch.

Alchimique

Inspirée de faits réels (ou supposés tels), The Americans est une série d’espionnage vintage passionnante, ludique et exigeante, largement passée sous les radars. Où Keri Russell (Felicity) et Matthew Rhys (Brothers and Sisters), couple vedette à la scène comme à l’écran, composent un duo complexe, solide et sincère, dégageant une alchimie rare.

À Washington, deux espions soviétiques jouent à la famille modèle, alors que ce sont des agents du KGB infiltrés dans la société américaine en pleine période de renforcement de la Guerre froide, après l’élection de Reagan en 1981. Bien sûr The Americans parle autant d’hier que d’aujourd’hui en nous montrant les racines d’une paranoïa qui n’a eu de cesse de muter sans jamais disparaître. C’est surtout une formidable métaphore sur le couple, la parentalité, la vie de famille, la quête d’identité. Avec un esprit eighties dans les looks, la mise en scène, la bande-son qui contribuent indéniablement au charme de cette pépite trop méconnue.

The Americans (2013-2018, USA). 5 saisons (13 x 42 min). Série créée par Joe Weisberg et Joel Fields. Avec Matthew Rhys, Keri Russell, Noah Emmerich, Keidrich Sellati, Holly taylor, Maximiliano Hernández. Pour FX Networks. Sur Disney + et Canal. 

Deux couples sinon rien

Formant un tandem de choc avec le réalisateur Derek Cianfrance (Blue Valentine, 2010 ; The Wolfman, 2021), Ryan Gosling crève l’écran dans ce rôle de bad boy blond peroxydé, outrageusement tatoué, qui scellera sa rencontre avec sa future femme, Eva Mendes.

Cascadeur à moto itinérant, taiseux et mélancolique, Luke se déplace de ville en ville. Lorsqu’il découvre l’existence d’un fils, il décide de se sédentariser pour subvenir aux besoins de ceux qui sont désormais sa famille. Il ne choisit pas la voie la plus sûre ni la plus légale… et croisera la route d’un policier aux dents longues, jeune père également. Ce film noir racé est filmé dans un rythme lancinant, au spleen omniprésent dont il est difficile de se défaire. Selon une construction ambitieuse en trois actes, aux multiples virages narratifs, qui nous offre des points de vue variés et complémentaires sur un drame original qui s'étire sur 15 ans. Une belle histoire de filiation et de rédemption où le réalisateur nous livre sa sincérité d’homme bousculé par sa propre expérience de la paternité. Avec THE casting de rêve, comme vous l’aurez compris.

The Place Beyond the Pines (2012). Film américain de Derek Cianfrance. 2h20. Avec Ryan Gosling, Eva Mendes, Bradley Cooper, Rose Byrne, Ray Liotta, Ben Mendelsohn, Dane DeHaan.

De l’avis de tous, Vera et Georges Clouzot formaient un couple fort. Il était fou d’elle et lui accordait une estime qu’il ne consentait que rarement. Artistiquement, elle l’accompagnera sur tous ses projets. C’est elle notamment qui lui soufflera l’idée d’adapter le roman de Boileau-Narcejac Celle qui n’était plus qui deviendra Les Diaboliques. Où deux femmes excédées, la femme et la maîtresse d’un directeur de pensionnat odieux et tyrannique, s’associent afin de l’empoisonner. Un jeu sadomaso célébrissime filmé par Clouzot dans une ambiance oppressante, sinistre et délabrée, où règne la médiocrité humaine avec ses rancœurs, ses haines, ses petites jalousies. Un must (dont il ne faut jamais au grand jamais dévoiler l’intrigue). Pour cette adaptation, Clouzot réécrit le rôle-titre de la femme criminelle malade du cœur pour sa femme. Et si Vera n’est pas une bonne actrice, sa prestation dans Les Diaboliques est, de loin, la meilleure de sa (courte) carrière. Où sa fragilité et sa complexité ressortent le mieux, de manière presque morbide lorsqu’on sait qu’elle mourra précocement en 1960, d’une crise cardiaque, à l’âge de 46 ans. Un mauvais coup du sort.

Les Diaboliques (1955, France). Film d’Henri-Georges Clouzot. 1h57. Avec Simone Signoret, Vera Clouzot, Paul Meurisse, Noël Roquevert, Pierre Larquey, Charles Vanel. Noir et Blanc.

Clin d’œil

Jill Bioskop et Alcide Nikopol forment un couple hors du commun dans La Trilogie Nikopol, chef-d’œuvre au croisement de la SF, de la politique fiction, du roman noir et du drame romantique. Où la femme piège à la chevelure bleue est devenue une icône de l’héroïne forte et sensible, alter ego de Nikopol dans l’univers d’Enki Bilal. Un monde totalement singulier, baroque et angoissant, abondamment copié.

Dans un futur proche, Paris vit sous le régime de la dictature. Nikopol, c'est le nom d'un homme en orbite pénitentiaire qui retombe sur Terre. Horus se sert de lui pour accéder au pouvoir alors qu’une pyramide flotte au-dessus de la ville, où vivent d'autres immortels dieux égyptiens. Au-delà du scénario qui peut faire peur (je vous l’accorde), demeurent intactes l’émotion, l’imagination, le lyrisme. L’humour ! Au service d’une œuvre noire et politique ancrée dans les obsessions contemporaines. Par un auteur devenu classique de la bd sans cesser d'en repousser les frontières. Où la science-fiction d’hier nous parle du monde d’aujourd’hui. Inclassable et magnifique.

La Trilogie Nikopol (La foire aux Immortels, 1980 ; La Femme Piège, 1986 ; Froid Équateur, 1992). Une bande-dessinée d’Enki Bilal. Casterman.

Ciné-club en famille :
Wild at Heart

Le Grand Sommeil est un diamant noir où l’on a d’yeux que pour Bogart et Bacall, couple de légende à l’écran et hors-champ, tous justes mariés après leur première collaboration sur Le Port de l'angoisse (To have and have Not, 1944, réalisé par Howard Hawks déjà). Elle a 19 ans, lui 44. Le reste fait partie de la légende d’Hollywood.

Pour revenir au Grand Sommeil, on n’y comprend goutte et c’est normal. Un vieux général impotent charge le détective Marlowe d’élucider une sombre affaire de chantage. Le général a deux filles, la sublime et la nympho. Le début des gros problèmes pour notre détective, incarné magnifiquement par Bogart avec son accent de canard, sa voix caverneuse, son sens de l’humour grinçant, à la limite du mépris... L’archétype même du détective intègre et désabusé du film noir. Cette pépite dont l’irrévérence et l’audace des dialogues ont miraculeusement échappé à la censure, est un must. Parce que Bacall est à Bogart. Parce que Bogart est à Bacall. Que cet amour crève l’écran et rend ce film inoubliable. Dès 10 ans.

Le Grand Sommeil (The Big Sleep, 1945). Film américain de Howard Hawks d’après le roman de Raymond Chandler. 1h54. Avec Lauren Bacall, Humphrey Bogart, Martha Vickers, John Ridgely, Dorothy Malone. Noir et blanc.