Le poids des mots

Le 17 juin2022

C’est typiquement américain. De même qu’un médecin urgentiste court dans tous les sens, qu’un flic ne dort jamais, boit comme un trou et se fait plaquer par sa femme, un journaliste est une figure héroïque du polar. Un homme seul, la nuit, dans sa salle de rédaction. Un obsessionnel qui sillonne la ville en tous sens, pénètre les réseaux les plus fermés et vit seul avec son chat et sa bouteille de whisky. Comme le flic, il doit se coltiner des supérieurs plus ou moins hostiles, résister à la corruption et aux menaces de tous bords. Ils partagent un même idéal qui prône l’initiative privée et la liberté d’action, l’empirisme et la vitesse. Un même programme voué à l’explication du monde : apaiser les tensions, percer et résoudre les énigmes sociales. Défendre la veuve et l'orphelin. Et surtout une même méthode, celle de l'enquête qui, sous ses diverses formes, a occupé une part croissante de l’écriture de presse jusqu’à devenir un courant majeur de la littérature mondiale contemporaine. Qu’il soit auteur, personnage ou les deux à la fois. Car le journaliste fait mieux qu’un flic, mieux qu’arrêter des coupables : figure quasi mystique, il défend la démocratie à l’aide de la vérité. Son arme n’est pas le flingue, mais la révélation.

Auréolé de ce pouvoir, le journalisme d’enquête demeure plus que jamais une source d’inspiration intarissable pour le polar qui en dévoile les découvertes : scandales financiers, corruption politique, crime organisé, réseaux de prostitution ... Mais rien n’est jamais si simple et cette newsletter #23 dédiée aux relations entre polar et journalisme se nourrit d’un constat plus ambigu. Car le journalisme d’enquête bénéficie d’une belle cote de popularité auprès du public alors même que le journalisme traverse une crise de crédibilité sans précédent. Soupçonné de renoncer à la quête de la vérité pour céder à la tentation de l’infox, du complotisme et de la manipulation médiatique. Le polar deviendrait même un outil de dénonciation plus efficace et plus redoutable que la presse. Il était temps de se pencher sur la question.

Laetitia

Bigger than life

Les écrivains-journalistes, enquêteurs engagés et sincères, ne jugent pas mais observent et portent en eux, pendant longtemps, des œuvres majeures. Qui forcent le respect. Deux exemples parmi tant d’autres.

À la fois chef-d’œuvre d’investigation et saga familiale Les enfants du bronx est l’un des très grands textes de reportage littéraire. À l’origine du livre, une demande d’article de la part du quotidien où travaille Adrian Nicole LeBlanc, 25 ans à l’époque (1985). Il s’agit de couvrir le procès de Boy George (rien à voir avec le chanteur au chapeau), tout juste 18 ans, un dealer à l’ascension fulgurante. C’est pour elle le point de départ de 12 années d’immersion dans le ghetto, au sein de la communauté portoricaine du Bronx. Et elle raconte tout : la drogue, l’argent, la misère, les amours adolescentes, les mariages, les enfants nés trop tôt. Adoptée comme l’une des leurs, la journaliste aboutira à cet extraordinaire témoignage qui se lit comme un roman où tout serait vrai. Où l’élégance et la neutralité du style de l'auteur renforcent encore l'acuité de son regard, sans jugement. Une œuvre inoubliable.

Les enfants du Bronx : dans l’intimité d’une famille portoricaine (Random Family: love, drugs, trouble, and coming of age in the Bronx, 2005). Traduit de l'anglais (États-Unis) par Frédérique Pressmann. Editions de l’Olivier. Collection replay (2015) .

Avec Ne t'arrête pas de courir, le jeune auteur Mathieu Palain déjà remarqué pour son premier roman Sale Gosse (2019), affirme son goût et son talent fou pour une littérature du réel, dans la lignée des grands journalistes écrivains. Il se penche ici sur le destin hors normes de Toumany Coulibaly, cinquième d’une famille malienne de dix-huit enfants, à la fois athlète de haut niveau et cambrioleur en série. Un portrait sensible qui mêle enquête et confession intime où l’auteur se raconte lui-même avec honnêteté et sensibilité. Tout sonne vrai, juste et authentique dans ce livre où l'auteur a posé ses tripes sur la table pour nous raconter ce face-à-face bouleversant. Car c’est finalement le livre d’une belle rencontre. « Une de celles où, tout en rencontrant l’autre, on se rencontre soi-même. » Quand la vraie vie devient de la grande littérature. À découvrir dès 15 ans.

Ne t'arrête pas de courir de Mathieu Palain. L'iconoclaste (2021). Prix du Roman des étudiants France Culture Télérama. Prix Interallié 2021.

Le bon bout de la raison

Il en faut pour tous les goûts. Et le journaliste enquêteur peut revêtir des personnalités plus ou moins obsessionnelles. Deux exemples, d’un extrême à l’autre. 

***

La facétieuse transposition du Mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux (1907) dans l’univers éminemment original des frères Podalydès, privilégie le saugrenu et la loufoquerie pour un divertissement de grande qualité. Ce premier épisode des aventures feuilletonesques de Joseph Rouletabille (promises à un fulgurant succès) est aussi ludique qu’énigmatique. Un doux mélange de gravité et de drôlerie, peuplé d’énergumènes au comportement décalé dans un monde trop rationnel.  On a tenté d'assassiner Mathilde Stangerson. Le reporter Rouletabille et son ami photographe Sainclair décident de mener l'enquête au château du Glandier (ça ne s’invente pas). L'affaire s'annonce complexe : la chambre jaune était verrouillée de l'intérieur et personne ne semble avoir de mobile. Une adaptation bourrée de charme, qui fait la part belle aux acteurs (irresistibles), à l’esprit bande-dessinée (Tintin Rouletabille, même combat), à la fantaisie. Sans omettre une exigence esthétique évidente. À déguster sans modération de 7 à 77 ans.

Le mystère de la chambre jaune (2003). Film de Bruno Podalydès d’après Gaston Leroux. Avec Denis Podalydès, Jean-Noël Brouté, Michael Lonsdale, Sabine Azema, Claude Rich, Pierre Arditi, Olivier Gourmet. 1h58. Dès 8 ans.

 

Zodiak est un film de traque sobre, méditatif et rigoureux, dénué d'effets spectaculaires qui a pu en étonner plus d’un s’agissant d’une œuvre signée Fincher. Comme une anomalie dans la filmographie volontiers démonstrative et baroque de l’américain (vous êtes prévenus).  Dans ce thriller inspiré de faits réels, un caricaturiste, des journalistes et des policiers consacrent leur vie à tenter de recueillir des indices pouvant mener à l'inculpation d'un tueur en série ayant sévi en Californie pendant une décennie, à partir de 1969. Qu'on se le dise, Zodiac n'est pas tant l'histoire du monstre lui-même que l’histoire de son existence dans l'imagination de ceux qui le craignent et le pourchassent. Après Se7en (1995), Fincher nous offre une œuvre patiente qui colle aux faits, aux dates, aux témoignages. À la manière d’un rapport de police que l’on compulserait page après page. On suit ainsi pas à pas, par bribes, avec une certaine sécheresse, la longue et tortueuse enquête. La dramatisation naît de cette accumulation, de ce récit éclaté. Aucune scène tape-à-l’œil mais une mise en scène fluide et un scénario structuré suffisent à rendre cette traque inaboutie totalement passionnante.

Zodiak (2007). Film américain de David Fincher. 2h37. Avec Jake Gyllenhaal, Mark Ruffalo, Anthony Edwards, Robert Downey Jr.

Les causes perdues ?

Jean-Xavier de Lestrade, journaliste et réalisateur, oscarisé en 2002 pour Un coupable idéal, documentaire qui déconstruisait le système judiciaire américain, est un homme de conviction. Fils d’agriculteur, il mûrit Jeux d’influence depuis longtemps. Glyphosate, corruption, maladie professionnelle, procès, lobbying... Tels sont les ingrédients de cette série engagée et pédagogique, qui sonde avec méticulosité les méthodes employées par les lobbies pour défendre les intérêts de l’industrie phytosanitaire, inspirée par la lutte de l’agriculteur Paul François contre l’entreprise américaine Monsanto. Lestrade fait le choix d’un récit choral pour mener à bien son propos.  6 destins individuels - 6 personnages sous influence (dont une journaliste politique en panne d’employeur) qui se télescopent et maintiennent la tension. Les uns et les autres sont amis, collaborateurs, amants, parents, connaissances professionnelles. Tous rouages d’un même engrenage où chacun jouera sa partition, guidé par le sens du devoir ou celui du business. Tous contribuant, plus ou moins, à un certain (dys)fonctionnement démocratique. Porté par des acteurs remarquables, ce thriller institutionnel manquait au PAF. Une fois de plus, merci Arte.

Jeux d'influence (1 saison, 2019, 8 x 52 min), une série française de Jean-Xavier de Lestrade et Antoine Lacomblez. Avec Alix Poisson, Laurent Stocker, Jean-Francois Sivadier, Pierre Perrier, Marilou Aussilloux, Guillaume Marquet.

 

Journal d'un condamné à mort

Quelle peut-être la vie d’un homme menacé de mort par la Camorra ? Selon Roberto Saviano « Dans cette situation, vous n’êtes pas mort, mais on ne vous laisse pas vivre non plus. Vous êtes au milieu. » Depuis plus de 5500 jours, depuis le succès planétaire de Gomorra, brûlot édité en 2006 qui dénonçait l’emprise de la mafia napolitaine sur la société italienne, le journaliste et écrivain vit sous protection policière. Sa BD autobiographique Je suis encore vivant vient de là. De cette anomalie devenue sa vie « normale », quotidienne, d’homme traqué.  Mais comment rendre trépidante la vie confinée d’un écrivain reclus ? Il se raconte sous le crayon inspiré, inventif, surprenant, d'un auteur israélien, Asaf Hanuka, qui sait varier les plans, les cadrages. Le découpage est créatif, la mise en page aérée. Ce témoignage, fourmillant de détails réalistes, laisse pourtant toute sa place à l’imaginaire. Dans un récit où l’écrivain en sursis nous livre depuis sa prison intime sa part de doute, de fragilité, de douleur. C’est cette part d’intimité qui rend cette autobiographie tellement émouvante.

Je suis encore vivant (Sono ancora vivo, 2022) De Roberto Saviano et Asaf Hanuka. Gallimard / Steinkis. Traduit de l’italien par Vincent Raynaud.

Ciné-club en famille 

Réalisé en 1940, Correspondant 17 est un film méconnu de la période américaine de Hitchcock (le 2ème après Rebecca), pourtant loin d’être mineur. Et s’il répond à une urgence propagandiste (sensibiliser l’opinion américaine au drame qui se noue de l’autre côté de l’Atlantique) il n’en demeure pas moins délicieusement facétieux, subtil et remarquablement mis en scène.

Johnny Jones, jeune journaliste au New York Globe, est envoyé en Europe pour évaluer l'éventualité d'une Seconde Guerre mondiale. Il a la lourde responsabilité de représenter l’Américain moyen, largement ignorant du drame qui se noue de l’autre côté de l’Atlantique.  Notre héros (naïf) en verra des vertes et des pas mûres, plongé dans les méandres d’une intrigue tissée de faux-semblants et de mensonges. Car tout en réalisant un film politique, Hitchcock s’amuse surtout avec un scénario abracadabrant : « Je n’ai pas permis à la vraisemblance de montrer sa vilaine tête. » Course-poursuite périlleuse contre des moulins à vent, infiltration d’une douteuse organisation politique, plan drague, balade en avion qui tourne vinaigre, vrai-faux enlèvement... Le scénario louvoie allègrement entre le suspense et l’absurde, sans jamais minorer le drame historique qui se noue en toile de fond. Avec en sus l’ombre de La mort aux trousses. Et quelques scènes d'action et de catastrophe absolument bluffantes. Ce Hitchcock second degré mais pas de seconde zone nous donne encore une belle leçon de cinéma. À (re)découvrir !

Correspondant 17 (Foreign Correspondent, 1940). 1h43. Film américain d’Alfred Hitchcock.  Avec Joel McCrea, Laraine Day, Herbert Marshall, George Sanders. Noir et blanc.

Pour mettre à jour vos préférences ou vous désinscrire de cette liste, cliquez ici