LE CORBEAU, de Henri-Georges Clouzot

Film
Bien
Très bien
Un Must
Chef-d’œuvre de méchanceté

Le pitch

D’après l’Affaire de Tulle*, dossier célèbre de folie anonymographique datant des années 20. À Saint Robin, « un petit village, ici ou ailleurs », en 1943. Une avalanche de lettres anonymes dénonce à la vindicte publique les notables d’un village. Très vite tout le monde se soupçonne et craint de devenir, à son tour, la prochaine victime du « corbeau ». Un film remarquable, brillant et sombre à la fois, d’une modernité tout à fait bluffante. Le Corbeau consacre la naissance d’un grand cinéaste français. Clairement dans mon top 10.

*Elle débute en décembre 1917 par des lettres anonymes à des habitants de Tulle, surtout à des fonctionnaires appartenant à la préfecture. Ces lettres, signées « L’Œil de Tigre » évoquent d’anciennes tares familiales, trafics illicites, dévoilent infidélités conjugales, bâtardisent des enfants, mélangeant calomnies et révélations. Cette campagne de médisance engendre d’abord un climat à la Clochemerle mais se prolonge et tourne au drame, quand un greffier, informé que sa femme serait « l’Œil de Tigre », devient fou et meurt à l’asile. Une instruction est ouverte. En 1922, elle aboutit à la condamnation d’une ancienne employée de la préfecture, Angèle Laval, qui en quatre ans, avec la complicité de sa mère, et de sa tante, avait écrit et diffusé plus de 1000 lettres. Sa culpabilité sera prouvée à l’issue d’une interminable dictée, au cours de laquelle toutes ses défenses craqueront. Cette épreuve est organisée par un expert graphologue, Edmond Locard, médecin et juriste, directeur du laboratoire de police technique de Lyon, qui fera sur cette affaire des études publiées par la presse médicale.

Pourquoi je vous le conseille ?

Parce que Le Corbeau est un immense film, noir et fiévreux, d’une puissance cinématographique inouïe. Pour la grande scène expressionniste (qu’admirait Hitchcock) où le balancement d’une ampoule illustre la notion relative, alternative, du bien et du mal. Car Clouzot y dresse un portrait acide et terrifiant de la France de Vichy. Car pour sa seconde mise en scène (après L’Assassin habite au 21) et le premier film où il bénéficie d’une totale liberté de création, Clouzot se révèle un véritable « auteur de cinéma », avec déjà un ton, une coloration, un style, qui constitueront sa marque de fabrique.

UN FILM HAUTEMENT POLÉMIQUE. Tourné en 1943 pour la Continental, société de production de films dirigée par l’occupant allemand, le deuxième film de Clouzot connut une sortie triomphale avant d’être honni de tous et retiré des écrans à la Libération. Cette grande foire à la délation ne pouvait que déplaire aux résistants. Comme en témoigne la belle diffusion du film en Allemagne (puis dans toute l’Europe occupée) sous le titre Une petite ville française, pour dénoncer les tares de notre belle nation. Très loin de célébrer le travail, la famille et la patrie, elle n’était pas non plus du goût de Vichy. Destin étrange que celui de ce film, finalement accusé des mêmes maux de part et d’autre : une vision dégradante et anti-française de la société de l’époque. Clouzot se verra interdire à vie toute activité cinématographique dès juin 44 (cette peine fut finalement réduite à deux ans). Ouf, depuis, Le Corbeau est rentré dans l’Histoire du cinéma.

L’AFFIRMATION D’UN STYLE CLOUZOT. Cadrages déstructurés, jeu sur la profondeur de champ, ombres démesurées, jeux de lumières magnifiques… Présence perverse de la petite Rolande, voile noir de Marie Corbin, l’infirmière à la grande cape… La mise en scène de Clouzot apporte une contribution esthétique majeure aux ambiguïtés des personnages, avec une totale modernité. Depuis dix ans, l’excellence du cinéma français relevait plutôt du « réalisme poétique » (Le Quai des brumes de Carné – 1938- pour n’en citer qu’un). Clouzot invente une autre approche artistique du réel. Un expressionisme naturaliste qui préfigure le « cinéma noir » des années 50. Et Clouzot de s’imposer comme un vrai cinéaste, avec un regard et un style que l’on retrouvera dans ses films suivants. Dans une mise en scène créative, envoûtante, qui exploite toutes les potentialités de l’intrigue, avec une griffe fantastique passionnante qui évoque avec force cette ambiance délétère de dénonciation généralisée.

UNE GALERIE DE PERSONNAGES PEU RELUISANTS. Peu sont sauvés dans ce chef-d’œuvre de méchanceté. Tout en nuances claires-obscures, les personnages du Corbeau sont l’objet de conflits intérieurs, pris de remords et de désirs inavouables. Mais aussi purs et courageux pour certains. Des personnages haut en couleurs, incarnés par des comédiens talentueux. Servis par des dialogues brillants (comme toujours chez Clouzot). Denise (Ginette Leclerc), l’infirme aux mœurs légères. Laura (Micheline Francey), l’assistante sociale aveuglément dévouée. Le docteur Germain (Pierre Fresnay, impérial), un homme fâché avec la vie. Vorzet (remarquable Pierre Larquey) qui explique trop bien la folie des autres, dans la fameuse scène de l’ampoule. « Vous croyez que le bien, c’est la lumière et que l’ombre, c’est le mal ». Donnant un mouvement de balancier à la lampe qui les éclaire, mouvement qui déplace la lumière et l’ombre qu’elle produit. « Mais où est l’ombre ? Où est la lumière ? Savez-vous si vous êtes du bon ou du mauvais côté ? ».   Tous jouent remarquablement et contribuent à nourrir, et maintenir, un suspense de premier ordre, inhérent et nécessaire à toute histoire de corbeau.

 UNE MODERNITÉ EXCEPTIONNELLE. Comment ne pas évoquer l’incroyable modernité de Clouzot qui soulève frontalement des questions aussi impensables que la drogue, l’avortement ou l’adultère ? Combien de films de l’époque se permettaient de dresser un portait aussi critique des instances dirigeantes de la France et aller à l’encontre des valeurs vichyssoises de triste mémoire (Travail, Famille, Patrie) ? Pour toutes ces raisons, 60 ans après, Le Corbeau garde toute sa force.

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La fiche

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Couleur / noir et blanc :

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