L’ESPION QUI AIMAIT LES LIVRES, de John le Carré

Livre
Bien
Très bien
Un Must
Le crépuscule des espions

Le pitch

Julian Lawndsley, 30 ans et des poussières, ancien trader soudain pris de « fricophobie » – une allergie (rare) qui « se déclenche quand on manipule trop d’argent »a quitté la City pour poser ses bagages dans une petite station balnéaire du Suffolk et y ouvrir une librairie. À peine installé, voici que surgit un énigmatique client (à l’accent possiblement polonais) qui suggère bientôt à Julian de faire du sous-sol désaffecté de la librairie « un écrin pour une sélection soigneuse des plus grands esprits de notre temps et de tous les temps », une sorte de bibliothèque idéale de quelques centaines de titres rassemblant les chefs-d’œuvre de la littérature et de la pensée mondiale.

Autour de ce mystérieux projet de bibliothèque idéale, l’ultime roman (posthume) du maître de l’espionnage paru en 2022 brosse en réalité un tableau sévère du renseignement britannique inféodé aux États-Unis et des puissances occidentales. Éclairant, sentimental, mélancolique.  Où le Carré taille un costume aux espions dans une atmosphère nostalgique, hitchcockienne. Un livre comme une confession intime. Et une intime conviction : l’amour et l’amitié, la littérature et la vie authentique, valent tout l’or du monde.

 

Pourquoi je vous le conseille ?

Car ce roman posthume, peaufiné par son fils, de moindre ampleur sans doute que d’autres, dans sa riche et longue carrière, n’en demeure pas moins délectable et engagé, riche d’une narration savamment orchestrée par le maître romancier. Parce que c’est un récit minutieux et instructif, dont les ramifications historiques et géopolitiques se saisissent au travers des aventures de personnages complexes qui se croisent, s’épient, se mentent et se manipulent à qui mieux mieux.  Car il reflète la mélancolie sourde qui tenaillait l’auteur (lui-même ancien des services secrets) à la fin de sa vie. Parce que les amateurs de l’ex espion britannique (mais pas que), adoreront retrouver ses atmosphères familières et caractéristiques, ses personnages circonspects échangeant prudemment des « amabilités embrouillées typiquement anglaises ». Dans un Suffolk hitchcockien, sous un « ciel noir envahi par des oiseaux hurleurs ». Tout un programme réjouissant !

UNE AMBIANCE MÉLANCOLIQUE. « Les espions sont des personnages tristes »disait John le Carré. Laquelle tristesse mélancolique habite ses fictions, déclinée sous toutes ses formes en une multitude de nuances. Désenchantement, lassitude, sentiment de culpabilité face aux vies brisées, sacrifiées sur l’autel de la realpolitik et du renseignement… Si ce récit se situe deçà de ses chefs-d’œuvre L’Héritage des espions (2017) ou Une vérité si délicate (2013) qui naviguent également dans les eaux troubles du regret et du désenchantement, L’Espion qui aimait les livres n’en est pas moins de la même eau − roman posthume tout sauf dédaignable, bien au contraire. Ancien espion britannique lui-même, John le Carré, témoin engagé d’un monde en fusion perpétuelle, en arrivera à un constat plutôt amer, alors qu’il avançait vers ses vieux jours. À quoi auront servi tous ces hommes de l’ombre qui voulaient « sortir l’Europe des ténèbres (…) pour l’emmener vers un nouvel âge de raison » ? Eux qui croyaient que la littérature, la culture faisaient partie intégrante de leur combat, quelle civilisation laissent-ils ? Leur idéal était-il vain ? Ce sentiment d’échec des espérances qu’avait nourries la fin de la guerre froide, l’espoir d’un nouvel équilibre mondial vite balayé par la domination des grandes entreprises marchandes. « Le problème, mon vieux, confie ainsi un espion à la retraite que Proctor est allé consulter, c’est qu’en fait, on n’a pas accompli grand-chose pour changer le cours de l’histoire, pas vrai ? Je te le dis de vieil espion à vieil espion : je pense que j’aurais été plus utile en dirigeant un club de boy-scouts. »

UN MONDE DU MENSONGE ET DE LA MANIPULATION. À travers ses personnages complexes et attachants, le romancier embrasse, en quelque deux cent trente pages, plus d’un demi-siècle d’histoire de l’Europe, de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours. Dénonçant au fil du roman, l’inconséquence et le cynisme des services du renseignement britannique. Et dressant, par la voix d’un maître espion, un tableau plus sévère encore de l’Occident contemporain : « L’Amérique déterminée à régir le Moyen-Orient quel qu’en soit le prix, sa tendance à déclencher une guerre chaque fois qu’elle a besoin de gérer les répercussions de la précédente, l’Otan comme relique de la guerre froide qui fait plus de mal que de bien, et la pauvre Grande-Bretagne qui la suit comme un toutou sans crocs ni maître parce qu’elle rêve encore de grandeur faute de se trouver un autre rêve… » Et comme toujours, l’auteur a l’art d’instiller le doute, de ramifier les fausses pistes, de jeter son lecteur, comme à colin-maillard, dans le labyrinthe toujours plus sombre de l’intrigue.  Où une question même immanquablement à une autre, dans une succession de révélations surprenantes et contradictoires. Un roman dans la lignée de son œuvre, qui conjugue l’intelligence de l’analyse géopolitique et la construction de personnages complexes et prisonniers de leur tâche.

UN ROMAN POSTHUME. En postface, l’un des fils de l’écrivain lui-même écrivain, Nick Cornwell, explique pourquoi ce texte, commencé après Une vérité si délicate (2013), n’avait jamais franchi le stade de la publication. « Dans L’Espion qui aimait les livres, [mon père] décrit un service divisé entre plusieurs factions politiques, pas toujours bienveillant envers ceux qu’il devrait protéger, pas toujours très efficace ou attentif, et, en fin de compte, plus très sûr d’arriver à se justifier lui-même », écrit-il. Or, dans les années 1960, lorsque le Secret Intelligence Service avait « recueilli » John le Carré, ce dernier était en quête de repères. C’était bien avant L’Espion qui venait du froid (1964). Bien avant son immense succès commercial. Mais l’écrivain était resté fidèle aux promesses qu’il avait faites au « Service ». Pas question d’éventer ses dysfonctionnements, son cynisme, ses failles. Pas question de trahir les secrets de Sa Majesté. En tout cas pas de leur vivant. Ni à lui ni à elle. Les derniers romans de John le Carré reviennent tous sur le remords d’avoir sacrifié des agents étrangers pour la géopolitique, d’avoir détruit des familles et d’avoir été berné. Cette critique, cette franchise l’ont sans doute retenu de publier ce roman de son vivant. « À quoi auront servi tous ces hommes de l’ombre qui voulaient « sortir l’Europe des ténèbres (…) pour l’emmener vers un nouvel âge de raison » ?

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La fiche

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Le maître britannique du roman d’espionnage John Le Carré né David John Moore Cornwell est décédé à l’âge de 89 ans. Après une carrière de diplomate, brièvement espion lui-même, John le Carré s’est consacré à l’écriture et laisse derrière lui plus d’une vingtaine de romans. Il a connu le succès après la parution de son troisième – L’Espion qui venait du froid – en 1964. Cinq romans que je vous recommande particulièrement, piochés dans la longue liste de romans remarquables écrits par John le Carré.

L’Espion qui venait du froid (The Spy who Came in from the Cold, 1963). L’écrivain britannique avait 32 ans lorsque parut ce livre, son troisième, qui allait changer définitivement la face du roman d’espionnage. « À une époque où la légende dorée de l’espionnage s’enrichissait des exploits d’un James Bond […], John le Carré apportait soudain une vision toute différente de l’univers secret. C’est dans un décor de grisaille anonyme que besognaient ses personnages, lancés dans des missions sans gloire… », écrit Jean Rosenthal, à propos de cet opus très sombre, construit autour d’un personnage d’espion manipulé, déchu, déchirant.

John le Carré expliquait quant à lui : « [Ce roman] posait la bonne vieille question que nous nous posons encore cinquante ans plus tard : jusqu’où sommes-nous capables d’aller au nom de la légitime défense des valeurs de l’Ouest pour les abandonner en chemin ? Mon chef imaginaire des services secrets britanniques – que j’ai appelé Control – avait visiblement la réponse à cette question : “Je veux dire que vous ne pouvez pas vous montrer moins brutal que l’adversaire sous prétexte que votre gouvernement a adopté une politique disons… euh… tolérante, n’est-ce pas ?” »

La Taupe (Tinker, Tailor, Soldier, Spy, 1974), Apparu dès L’Appel du mort (1961), le tout premier roman de John le Carré, l’officier de renseignements George Smiley est au cœur de la Trilogie de Karla, souvent considérée comme le chef-d’œuvre de l’auteur. Dans La Taupe – roman qui sera suivi par Comme un collégien (The Honourable Schoolboy, 1977), puis Les Gens de Smiley (Smiley’s People, 1980), l’opiniâtre et méthodique Smiley s’emploie à démasquer un agent double haut placé dans la hiérarchie du « Cirque » – comprenez : les services secrets britanniques. Une intrigue inspirée à l’écrivain par la trahison révélée de Kim Philby, officier supérieur du MI6, démasqué dans les années 1960 après avoir espionné pendant trois décennies au profit de l’URSS.

La Maison Russie (1989). La parenthèse de la perestroïka (1985-1991) était encore grande ouverte lorsque le Carré publia cette Maison Russie qui y est ancrée. Intrigue sinueuse et tonalité ironique sont les atouts majeurs de ce roman qui n’est sans doute pas le plus lu et le plus connu de son auteur, mais qui distille un charme particulier lié notamment à son personnage principal : Bartholomew « Barley » Blair, un éditeur britannique enrôlé par les services secrets de son pays – auquel Sean Connery prêta sa séduction nonchalante dans une adaptation cinématographique plutôt réussie.

Un homme très recherché (2008). Avec l’effondrement du communisme, la fin de la guerre froide, il allait perdre son sujet, perdre sa magie, prédisaient certains… Bien sûr que non. Toujours l’œuvre romanesque de John le Carré s’est appuyée sur une vision juste et précise de la situation géopolitique mondiale et de ses bouleversements les plus contemporains. L’affrontement est-ouest terminé, ses romans se sont fait l’écho du nouveau grand désordre planétaire – avec montée des fondamentalismes, essor du terrorisme… En témoigne notamment Un homme très recherché, magnifique et complexe jeu d’échecs entre espions dans la mélancolique ville de Hambourg.

L’Héritage des espions (2017). Dans ce roman paru en 2017, John le Carré ranime le souvenir, et quelques-uns des personnages, de L’Espion qui venait du froid, dont il s’emploie cinq décennies plus tard à prolonger, creuser et densifier l’intrigue. Pour mieux mettre au jour le désenchantement, la lassitude, le doute, et surtout la culpabilité plus ou moins assumée qui s’emparent de ses espions vieillissants. Portraitiste génial, moraliste pessimiste mais sans cynisme, John le Carré livrait ainsi, à 85 ans, un chef-d’œuvre crépusculaire et inoubliable.

John le Carré a publié 25 romans d’espionnage avec des intrigues qui semblent taillées pour le cinéma. Et pourtant, pas facile de mettre en images les histoires de l’écrivain, son originalité venant en grande partie de constructions narratives complexes. Voici 5 adaptations cinés qui valent le détour :

L’espion qui venait du froid, publié en 1963, adapté au cinéma en 1965 par Martin Ritt, avec Richard Burton dans le rôle principal. Ce grand roman de la guerre froide raconte comment Alec Leamas, un agent britannique du MI6 approchant de la retraite, est incité à traverser le Mur séparant Berlin-Est de Berlin-Ouest, pour une dernière mission.

La Maison Russie, publié en 1989, adapté au cinéma en 1990 par Fred Schepisi, avec Sean Connery et Michelle Pfeiffer. Bartholomew Blair est un éditeur londonien qui est en contact régulier avec des écrivains et artistes dissidents russes. Un jour, l’un d’eux lui fait parvenir un étrange manuscrit qui décrit toutes les failles du système de défense soviétique. Les services secrets britanniques demandent alors à Blair de partir enquêter en URSS afin de vérifier l’authenticité du manuscrit. Sur place, aidé par Katya, il devient un véritable agent secret.

The Constant Gardener, publié en 2001, adapté au cinéma en 2005 par Fernando Meirelles. Avec Ralph Fiennes et Rachel Weisz. Le roman (traduit en français sous le titre de « Le jardinier constant« ) dénonce les activités de l’industrie pharmaceutique au Kenya, où des tests à haut risque sont effectués sur des humains. Des faits réels qui se sont déroulés au Nigéria auraient inspiré au romancier cette intrigue. Dans l’adaptation cinématographique de Fernando Meirelles, Ralph Fiennes y incarne un diplomate britannique enquêtant sur la mort de sa femme jouée par Rachel Weisz. L’actrice a remporté un Oscar pour son rôle d’épouse militante au destin tragique.

La Taupe, publié en 1974, adapté au cinéma en 2011 par Tomas Alfredson. Gary Oldman, Colin Firth, John Hurt et Benedict Cumberbatch. Ce roman est le premier d’une trilogie publiée dans les années 1970 : le héros timide de Le Carré, George Smiley, y déjoue les pièges de son rival soviétique, Karla. Dans ce premier tome, on suit une chasse aux taupes dans les couloirs du « Cirque », surnom choisi par Le Carré pour parler du service de renseignements extérieurs du Royaume-Uni (MI6).

Un homme très recherché (A Most Wanted Man, 2008), adapté au cinéma en 2014 par Anton Corbijn. Avec en vedette Philip Seymour Hoffman dont c’est l’ultime grand rôle avant son décès prématuré. Plus de dix ans après les attentats du 11 Septembre 2001, la ville de Hambourg – qui avait abrité une importante cellule terroriste à l’origine des attaques contre le World Trade Center –  voit arriver un clandestin musulman tchétchène. Une course contre la montre s’engage alors pour identifier cet homme très recherché : s’agit-il d’une victime ou d’un extrémiste aux intentions destructrices ?

Enfin, une série TV qui vaut vraiment le détour. The night manager (Le Directeur de Nuit), série tv de Susanne Bier (2016). Deux studios hollywoodiens s’étaient cassé les dents sur The Night Manager (Le Directeur de nuit en VF). Cette histoire de l’ancien soldat Jonathan Pine, devenu patron d’hôtel puis agent temporaire du MI6, est l’un des romans les plus touffus de John le Carré, l’un des plus « globe-trotteurs » aussi – Suisse, Égypte, Cornouailles, Bahamas, Amérique centrale… on se croirait dans un James Bond ! La BBC One a brillamment relevé le défi dans une série en six épisodes réalisés par la cinéaste danoise Susanne Bier. Avec Tom Hiddleston, Hugh « Dr House ».