LA DERNIÈRE REINE, de Rochette

BD
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Un Must
DES OURS ET DES HOMMES

Le pitch

Une gueule cassée de 14-18, une sculptrice qui les répare dans le Montmartre artistique des années 20. Et un ours, le dernier du Vercors. Dans la veine des grands romans feuilletons du 19e, Rochette a mis beaucoup de lui-même pour nous embarquer dans ce puissant récit, à facettes, où se mêlent questionnements écologiques, contes et légendes du Vercors, féminisme, histoire d’amour, de mort et de l’art. Un chef d’œuvre qui réintroduit un peu de magie dans cet âge de cendres. On en a bien besoin.

Pourquoi je vous le conseille ?

Pour Jean-Marc Rochette, qui accède à une consécration bien méritée avec ce récit âpre et universel, très autobiographique, aux immenses qualités, tant formelles que narratives. Car l’auteur y a mis ses tripes et injecté ses obsessions, de l’art à la montagne, en passant par la puissance mystique des animaux. Parce que ce grand récit romanesque rappelle par sa densité les romans du XIXe siècle ; il est impossible de le reposer avant de l’avoir terminé. Car c’est une grande histoire romantique, un hymne à l’amour, un des rares sentiments capables de nous transcender. Pour la patte du peintre, la densité de son dessin, le trait brut, parfois abrupt, le choix des couleurs froides, ce noir omniprésent même dans la neige. Rochette, c’est sûr, a vu l’ours et sait en parler.

UN HYMNE À L’AMOUR. La Dernière Reine est avant tout une grande et belle histoire d’amour romantique, où le personnage féminin répare et modèle — littéralement ! — un homme déconstruit par la guerre. Rochette assume à 100% de donner vie à des personnages positifs, bons en bloc, animés de nobles sentiments. Jeanne et Édouard sont fous amoureux, braves et gentils, mais en aucun cas benêts. Jeannette Sauvage est un personnage inspiré de Jeanne Popelet, une sculptrice animalière qui « réparait » les gueules cassées. Sans elle il ne se passe rien. Elle est la charpente de l’histoire. Une grande héroïne romantique à qui Rochette a attribué de bien belles qualités pour en faire une femme exceptionnelle, humaniste, désintéressée, droite, extrêmement libre dans ses choix de vie, comme dans sa sexualité. Une artiste qui sauve la vie d’Edouard Roux, le bien nommé. C’est un ours. Énorme, puissant, sauvage.  Au début de l’histoire, avec son sac flanqué sur la tête pour cacher sa gueule cassée, il s’apparente à un super héros détruit, ou un ours humain. Surtout, il est très amoureux. En fait, c’est ce qui le caractérise. Il est totalement raide dingue de cette femme, ce qui le pare d’une douceur quasiment passive. Ensemble, Jeanne et Édouard aspirent à des bonheurs simples. Ils aimeraient vivre leur amour loin des yeux du monde et des hommes, dans les montagnes du Vercors. Avec une seule envie, qu’on leur foute la paix.

LE PARIS ARTISTIQUE DES ANNÉES 20. Montmartre y a perdu son attrait au profit de Montparnasse. Le grand sculpteur animalier François Pompon vient de réaliser son célèbre Ours blanc lisse et stylisé, Soutine (le peintre préféré de Rochette) travaille déjà sur l’une de ses toiles les plus fameuses, Le Bœuf écorché. Aristide Bruant, Picasso et Cocteau sont là, aussi. Jeanne évolue dans ces milieux artistiques que l’auteur se plait à épingler. Critiques des plasticiens « faussaires », des galeristes et du marché de l’art élitiste quand il n’est pas voleur. Un milieu artistique capable de faire émerger le meilleur – la sincérité de Jeannette – comme le pire dès lors qu’il devient marqueur social et pourri par l’argent.

UNE AURA MYSTÉRIEUSE. Le style graphique brut de Rochette, à la limite de l’abstraction, où chaque case joue avec les zones d’ombres, accentue la dimension volontairement tragique du récit. « C’est une époque assez sombre. Je ne pouvais pas partir sur des touches chromatiques trop hautes », justifie-t-il. Très influencé par la peinture et en particulier par celle des 19e et du 20e, à l’époque où les artistes n’avaient pas ce rapport à la précision qu’il y a dans la bande dessinée. Aussi n’hésite-t-il pas à cacher des détails, à jouer d’ellipses, pour conserver une part de mystère avec des effets de contrastes forts, particulièrement appropriés dans cet album où la mort rôde et fauche les personnages dans leur jeunesse. Une manière aussi de se distinguer de la bande dessinée traditionnelle, qu’il juge trop sage et trop descriptive.

UNE INQUIÉTUDE ENVIRONNEMENTALE. A l’origine de La dernière reine, il y a la mort du dernier ours dans le Vercors en 1898, alors qu’il était présent sur le plateau depuis plus de 300 000 ans, bien avant l’arrivée de l’homme. Quand les Chrétiens sont arrivés, la première chose qu’ils ont faite a été d’attaquer l’ours, l’animal totémique des païens. Emprunts à l’histoire du Vercors, hymne aux forêts primaires et à la vie sauvage : le récit transpire l’inquiétude et l’indignation de l’auteur face à l’aveuglement de l’homme devant la tragédie écologique en marche.

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Jean-Marc Rochette est un Grenoblois devenu dessinateur à Paris, puis peintre à Berlin, avant de se découvrir auteur dans les profondeurs d’une vallée alpine. Beaucoup de bas chez cet auteur chevronné qui atteint enfin aujourd’hui une juste consécration.

Co-créateur des séries Edmond le cochon, en 1979, et Le Transperceneige (Casterman), à partir de 1982. Une série tombée dans l’oubli avant de revenir sous les feux des projecteurs grâce au succès d’un film signé Bong Joon-ho en 2013.

Ailefroide, altitude 3954 (2018)  co-scénarisé avec Olivier Bocquet, postface par l’écrivain et alpiniste Bernard Amy, Casterman

Le loup (2019) couleurs d’Isabelle Merlet, Casterman, Sélection officielle du Festival d’Angoulême 2020.

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